La Chine du fleuve Jaune

Autrefois, les cartographes chinois dessinaient leur pays au cœur d’un univers annulaire et le représentaient ainsi : un profil d’homme dont la grande plaine de Chine du Nord formait l’œil, la Grande Muraille le sourcil et le fleuve Jaune l’aile du nez. Ce géant de 4 854 km lance une étrange boucle vers le nord, où s’est déroulée la plus longue séquence de l’histoire chinoise : du XXIe siècle av. J.-C. aux environs de l’an mil, les rois et les empereurs établirent leurs capitales dans son bassin. Le voyage dans la Chine du fleuve Jaune est un magnifique rendez-vous avec son histoire, dans le cadre rural de ce pays à deux vitesses.

Le Hebei : une province au nord du fleuve

Chengde, une jumelle estivale
A 256 km au nord-est de Pékin.
Loin par-delà le verrou de la Grande Muraille, il y a la jumelle impériale de Pékin : Chengde. En dignes descendants des empires des steppes, les Mandchous y aménagèrent une résidence pour l’été, un « hameau pour fuir la chaleur estivale » (Bishu Shanzhuang), contemporain de celui de Marie-Antoinette à Versailles et bien plus proche de l’esprit de ce dernier que d’un quelconque village campagnard. Dans ce palais aménagé à partir de 1707, les souverains réglaient leurs relations diplomatiques avec leurs cousins de la steppe, Mongols et autres Dzoungares. Une ambassade bien plus lointaine y fut reçue l’été 1793 : conduite par lord Macartney, elle représentait le roi George III d’Angleterre, mais n’eut pas l’heur d’impressionner les souverains de l’empire du Milieu.

palais du Potala à Lhassa © wangleon

palais du Potala à Lhassa © wangleon

Une anthologie de la Chine autour d’un palais
Autour du palais proprement dit, version réduite et dépouillée de ses ornements pourpre et or de la Cité interdite, l’empereur Kangxi et son petit-fils Qianlong firent chacun aménager 36 sites, répliques des panoramas poétiques et enchanteurs de Suzhou et Hangzhou, à l’abri d’un rempart pourpre crénelé.
A partir de 1713, les Mandchous ajoutèrent à cette anthologie des temples dédiés au bouddhisme lamaïque, pour commémorer leurs alliances avec les princes mongols, protecteurs traditionnels de cette religion tibétaine. Des 12 temples édifiés par ces empereurs prodigues, seuls sept demeurent. Puning si est inspiré en partie par Samye, la première fondation monastique tibétaine, et Putuozongcheng miao est bâti à l’imitation du palais-monastère du Potala de Lhassa. La rotonde de Pule si fut édifiée sur le modèle du fameux pavillon circulaire du temple du Ciel à Pékin.

Tianjin, une Shanghai du Nord
A 110 km au sud-est de Pékin.
Reliée à la mer de Bohai par la voie navigable du Hai he et au tronçon nord du Grand Canal qui s’achève à 18 km à l’est de Pékin, Tianjin jouait le rôle de port d’entrée de la capitale. Cette situation l’exposa dangereusement aux canonnières occidentales : le site fut l’un des premiers ports francs arrachés à la Chine à l’issue des guerres de l’Opium. A la fin du XIXe siècle, une nouvelle ville vit le jour de part et d’autre du Hai he, au rythme de l’établissement des concessions. Ce n’est pas le moindre des attraits de cette Shanghai du Nord que la promenade au fil de ces architectures Art nouveau, Art déco ou métissées. Les mieux conservées se trouvent sur Jiefang lu, qui traversait les concessions française et britannique, autour de l’hôtel Astor, un des plus anciens palaces de Chine.

Traditions chinoises

Mais Tianjin n’a pas qu’une âme occidentale. Une « vieille ville » chinoise, à la mode du XVIIIe siècle, bordée de maisons aux façades peintes, a été reconstituée autour de la rue de la Culture. Elle enveloppe le palais de l’Impératrice céleste, temple dédié à Mazu, divinité protectrice de la Chine côtière. Un musée de l’Opéra chinois a été créé dans le siège de la Guilde des marchands cantonais (début XXe siècle). Pour se distraire et par nostalgie sans doute de leur lointaine Canton, ces négociants avaient fait construire une scène de théâtre pour y jouer des airs à la mode méridionale : une coupole hélicoïdale y coiffe un exubérant décor en bois sculpté.
A Yangliuqing, dans les faubourgs ouest de la ville, l’ancienne résidence de la famille Shi abrite aussi son propre petit théâtre. Cette demeure de 278 pièces, sur 6 000 m2, a conservé son ornementation de briques sculptées, mais perdu son mobilier, que remplace une exposition d’estampes du nouvel an, spécialité artisanale de Tianjin.

De mémoire de terre jaune

A une nuit de train de Pékin, le Shanxi déploie le paysage triste et beau de la terre jaune, ce lœss aux reliefs étranges. La végétation est rare, sauf quelques rideaux de peupliers, piètres écrans contre les vents violents chargés de poussière. Pourtant, tout est changeant dans cet univers raviné, où éclate parfois la tache insolite d’un champ de sorgho ou de millet, dans ces abrupts de terre où paraissent encore quelques façades d’habitations troglodytes, trahies par la présence d’une guirlande de piments rouges ou de maïs dorés mis à sécher. Loin du tumulte moderniste des grandes villes chinoises, ici la vie est chiche, dure, austère, à l’image du rude labeur qu’impose la terre jaune.

Les princes des Années folles

De ravie qu’elle avait été à l’empire de Chine, Tianjin devint le refuge de son dernier souverain, Pu Yi, après son expulsion de la Cité interdite, en 1924. Accompagné de ses deux épouses et de quelques cousins, il emménagea dans la concession japonaise, qui lui organisa un simulacre de cour. C’est ainsi que l’aristocratie mandchoue prolongea le rêve impérial dans le cadre insolite d’hôtels particuliers à la mode occidentale, avec leurs étages, leurs cages d’escaliers, leurs baies vitrées et leurs lustres.
Pour retrouver les traces du dernier empereur à Tianjin, rendez-vous dans la rue Anshan. L’empereur s’installa en 1925 dans la belle demeure à perron, de style Art déco, du n° 59, puis, en 1927, au n° 70, dans le jardin de la Tranquillité, une résidence de 10 ha.

Datong et les grottes de Yungang
A 360 km à l’ouest de Pékin.
Datong possède de vrais trésors d’architecture ancienne. Au sud de la ville, le Shanhua si est un temple dont les pavillons aux formes amples et vigoureuses furent construits au XIIe siècle. Dans le centre, la grande polychromie de céramiques vernissées de l’écran aux Neuf Dragons masquait l’entrée d’un palais Ming disparu en fumée.
En pleine ville, le double monastère de la Guirlande de fleurs déploie l’agencement savant de vastes charpentes montées au XIe-XIIe siècle. Elles protègent un panthéon d’argile, modelé au XIe siècle avec une grâce et une sensualité rares dans l’art bouddhique chinois.
Aux portes de Datong s’étend le plus grand ventre de charbon de la Chine. Sur la route qui mène au sanctuaire rupestre de Yungang, on croise les stocks de coke, transportés à bicyclette ou en charrette à cheval.

La falaise bouddhique de Yungang
Yungang fut le plus ambitieux des chantiers rupestres conduits sous les Wei du Nord : plus de 50 000 images bouddhiques furent taillées dans cette « falaise des Nuages », entre 460 et 525. Fables, récits édifiants, statues-portraits, méditations ou sermons de Bouddha, les 21 grottes numérotées sont probablement le plus bel ensemble de sculpture bouddhique sur pierre visible en Chine. Elles témoignent de l’acclimatation d’une imagerie religieuse venue de l’Inde par la route de la Soie et renferment l’un des plus grands bouddhas sculptés de Chine (17 m).

Sur la route des Cinq Terrasses

La route qui conduit de Datong à l’une des quatre montagnes sacrées de Chine pour les bouddhistes, le mont des Cinq Terrasses (Wutai shan), permet de visiter la plus ancienne des pagodes en bois du pays, à Yingxian(à 75 km au sud de Datong). Dressée dans un plat pays marbré de remontées salines, la vénérable tour fut l’un des hauts lieux de la résistance de l’armée de Mao durant la guerre civile contre les nationalistes.
Plus loin, une passe coupe les contreforts du Heng shan, le pic du Nord selon la géographie sacrée de la Chine ancienne. A flanc de falaise, le Monastère suspendu est un miracle d’équilibre. Des passerelles vertigineuses y desservent de petites chapelles où cohabitent dans un joyeux désordre les divinités du panthéon populaire : Bouddha y dialogue avec Laozi et Confucius.
Lorsque la route grimpe vers le col de la Porte de la Grue, à 2 500 m, le cadre se fait plus montagneux. Les champs minuscules sont retenus par des murets de pierres sèches et cultivés avec des instruments sans âge. De l’autre côté, on découvre, blotti dans un vallon, le bourg de Taihuai, cœur du mont des Cinq Terrasses, demeure de Manjushri (Wenshu), le bodhisattva à l’infinie sagesse.

Les sculpteurs de montagnes

Au IVe siècle, les Chinois ont perdu la plaine centrale et les terres baignées par le fleuve Jaune, passées aux mains de tribus « barbares ». L’une d’elles, les Xianbei, ancêtres des Mandchous, s’établit à Datong, puis à Luoyang. Sous le titre dynastique de Wei du Nord, ils orchestrent un extraordinaire chantier dédié à la religion qu’ils avaient faite leur : le bouddhisme. Leurs fondations s’échelonnent sur des milliers de kilomètres de distance, dans le prolongement des foyers bouddhiques éclos sur la route de la Soie. La grande ferveur bouddhique n’est pas le seul point commun de ces ateliers lointains. A Dunhuang, à Longmen ou à Yungang, les imagiers s’attaquent à des falaises, forant des chapelles, taillant leurs parois d’ex-voto ou découpant de véritables colosses à même la pierre. En patronnant ce premier art rupestre bouddhique, les Wei du Nord inaugurèrent une tradition artistique majeure de la Chine, perpétuée sur les sites qu’ils avaient fondés et dans bien d’autres encore par des générations de grands et d’humbles.

Wutai shan

A 230 km au sud-est de Datong.

Ce sont les Wei du Nord, monarques « barbares » et bouddhistes du IVe siècle, qui parrainèrent la communauté monastique établie à Wutai shan. La montagne est de nouveau un lieu de pèlerinage, mais connut des âges sombres : moins de la moitié des 122 monastères que comptaient ses cinq terrasses sont rescapés des saccages de la Révolution culturelle. Tous ont Wenshu pour divinité tutélaire, trônant au milieu de ses pairs ou juché sur sa monture, le lion. Les Tibétains aussi sont venus consacrer des édifices à ce grand bodhisattva. Il faut se mêler à la foule des pèlerins, gravir les marches qui escaladent les montagnes autour de Taihuai, pour jouir de l’atmosphère si particulière de cette montagne sainte.

Les monastères 
Desservi par un escalier de 108 marches, le temple du Sommet du Bodhisattva est lamaïque. Au pied de cette éminence s’étend une agglomération de sanctuaires à l’abri de murs rouges.
Le monastère des Miracles est le plus vénérable, avec son inhabituel pavillon sans colonnes et son pagodon en bronze.
Le Tayuan si porte l’empreinte visible du bouddhisme du pays des Neiges dans la silhouette de son dagoba blanc de style népalais.
Dans l’une des salles du Luohou si, une fleur de lotus géante s’ouvre et se ferme, par un ingénieux mécanisme, sur des effigies de Bouddha.
Il y a encore quantité de temples ou de grottes consacrées à découvrir dans les replis ou sur les hauteurs de Wutai shan, mais ses deux fleurons se trouvent au-delà du val, sur la route qui conduit à Taiyuan, capitale de la province. Au temple de la Lumière de Bouddha, la grande salle de l’est porte beau avec sa charpente vieille de plus de dix siècles, tandis qu’au Nanchan si, posé sur le rebord d’un plateau de lœss, c’est tout un panthéon en argile qui occupe les lieux depuis la dynastie des Tang.

Taiyuan
A 355 km au sud de Datong.

A part son incontournable musée des Trésors archéologiques et historiques de la province, la capitale du Shanxi n’a pas grand-chose à montrer. Mais ses environs, si ! La campagne, baignée par les eaux de la Fen, y est plus riante, avec ses vergers de jujubiers et de poiriers.

Le temple des Ancêtres du Jin (Jinci)
Il s’agit d’un lieu mystérieux, planté d’arbres plusieurs fois centenaires. Créé à la mémoire d’un prince de la maison royale des Zhou, il devint bien vite un temple dédié aux déesses mères des sources, qui ont rendu si fertile le bassin de Taiyuan qu’on y plante le riz. La plus belle salle fut d’ailleurs consacrée à une de ces « saintes mères », au XIe siècle. Des dragons filiformes s’enroulent sur les colonnes de sa façade, tandis qu’à l’intérieur une théorie de suivantes modelées en argile forment un univers délicieusement féminin et silencieux.

Pingyao et ses environs
A 95 km au sud de Taiyuan.

Pingyao semble tout droit sorti d’une vignette de Tintin et le Lotus Bleu. Le temps s’est arrêté à l’abri de son enceinte crénelée, édifiée à la fin du XVe siècle, depuis que l’Unesco a inscrit le bourg au patrimoine mondial en 1997. Dans le damier de ses rues s’alignent des demeures en briques à croisées de bois, dont la maison Rishengchang, « Prospérité du Soleil levant », aujourd’hui musée… de la Banque (ouv. tlj de 9 h à 17 h. Entrée payante). Car ici, les marchands du Jin (ancien nom du Shanxi) se sont reconvertis dans la finance. En témoigne l’opulente demeure des Qiao, à Dongguan (à 37 km au nord), qui servit de cadre au film Épouses et Concubines. Dans les faubourgs de Pingyao, le temple de la Double Forêt abrite des joyaux de la statuaire bouddhique d’époque Song.

Suivez le guide !
Faites étape à Pingyao pour le plaisir de ses hôtels de charme : les demeures des notables ont été converties en de chaleureuses maisons d’hôtes, avec mobilier d’antan et confort d’aujourd’hui.

Yuncheng
A 412 km au sud de Taiyuan.

Une étape au sud du Shanxi pour le bonheur de deux trésors. Le temple de Guandi (Guandi miao, à 20 km à l’ouest) est une merveille d’architecture, agrandie et restaurée sous les Ming et les Qing, pour Guan Yu, vrai général du IIIe siècle et grand héros du Roman des Trois Royaumes. Sur les rives du fleuve Jaune, des peintures murales du XIVe siècle font défiler les figures du panthéon taoïste dans le palais de la Joie éternelle (Yongle gong, à 80 km au sud-ouest).