3 - Un pays, une histoire, des hommes


Les clefs du passé

Birmanie - In Dein © Patrick Baudis

Rapts d’éléphants blancs et de reliques du Bouddha, successions fratricides et parricides, alliances dynastiques signées dans le sang et la violence, l’histoire de la Birmanie s’écrit en lettres guerrières. Pieux bouddhistes, ses rois étaient aussi de farouches conquérants, qui étendirent leurs empires jusqu’en Chine, prirent aux Indes le Manipur, l’Assam et le Bengale, et poussèrent jusqu’aux bords du royaume khmer, à Vientiane (Laos), à travers le nord-est du Siam (Thaïlande).

A l’origine étaient…

Les mythes des origines font remonter les débuts de la Birmanie à l’époque du Bouddha, au VIe siècle av. J.-C. Aujourd’hui, des chercheurs, forts de la découverte du squelette d’un petit primate vieux de quelque 40 millions d’années,Bahinia pondaungensis, s’emploient à démontrer que la Birmanie est… le berceau de l’humanité, soutenus par le discours officiel, qui y voit la preuve de la « dignité de son peuple ».

Les Pyu, précurseurs méconnus

L’histoire commence plus tard, vers le IVe siècle av. J.-C., lorsque les Pyu s’éloignent du Bengale et traversent les plateaux tibétains pour redescendre vers la Birmanie. La route de Tagaung à Halin, Beikthano puis Sri Kshetra, toutes villes où ils laissèrent des traces tangibles de leur civilisation, laisse supposer que ce peuple a suivi le cours de l’Ayeyarwaddy au fil des siècles, ce qui lui permit de développer le commerce fluvial avec l’Inde et la Chine, jusqu’au IXe siècle de notre ère.

Les Môn, un héritage hindou

Venus de Chine par la Thaïlande, les Môn s’établissent en basse Birmanie, autour de Thaton, où ils fondent leur première capitale au Ve siècle de notre ère. Grâce à la situation de Thaton sur la mer d’Andaman, les Môn se tournent vers le commerce maritime et entretiennent des échanges avec l’Inde, dont ils subissent l’influence culturelle et religieuse - l’oiseau Hintha est leur symbole. La royauté môn, dont la cour émigre à Bago au XIVe siècle et étend son empire vers l’ouest sur la région du delta, se perpétue jusqu’au XVIe siècle, où elle succombe aux assauts des conquérants birmans.

Les Birmans, conquérants fédérateurs

S’il n’a pas à proprement parler fondé la dynastie birmane, qui existe depuis l’an 107 (règne de Thamudarit), Anawratha la conduit à son apogée en donnant naissance à la brillante civilisation de Pagan.
Venus de Chine eux aussi, les Birmans sont avant tout des éleveurs et des agriculteurs. Ils font de Pagan, sur l’Ayeyarwaddy, en amont de Pyay, leur capitale dès l’an 849, mais c’est avec Anawratha qu’ils entament leur longue ascension vers la gloire. Sous son règne (1044-1077), le pays connaît sa première unification : Anawratha soumet les Môn de Thaton en 1057, fédérant ainsi sous son autorité une grande partie du pays actuel, des bords de l’Arakan jusqu’au golfe de Mottama, au sud. Ses successeurs renforcent les nouveaux liens d’allégeance par des mariages avec des princesses môn.

La chute de Pagan

Au moment où s’épanouit la civilisation de Pagan, Kubilaï khan conduit moult invasions depuis la Chine, à la tête des armées mongoles. Avide de territoires nouveaux, il marche sur la Birmanie et soumet Pagan en 1287. Marco Polo a laissé de cet épisode, dans Le Devisement du monde, une description haute en couleur. Suit une période troublée. Du nord du Siam viennent les Shans, qui souhaitent s’emparer de la plaine désertée par les Birmans et fondent, en 1315, une capitale à Sagaing, pour la transférer peu après à Inwa (1364), près de l’actuelle Mandalay. Au sud, les Môn, encouragés par la défaite de leur ancien oppresseur, fondent, avec le roi Wareru, une nouvelle dynastie et s’installent à Bago.

La dynastie de Toungoo

Fondée en 1486 par Min kyinyo, elle prend son essor lorsque Thabinshwehti monte sur le trône, en 1531. Il défait le royaume de Bago en 1539, poursuit sa marche vers l’ouest jusqu’à Pathein, également sous contrôle môn, descend sur le golfe de Mottama puis jusqu’à Dawei, et s’empare de Pyay en 1542. Tout le sud de la Birmanie est sous sa tutelle, à nouveau unifié. Reprenant l’ancienne capitale des roi môn, Thabinshwehti y installe sa cour en 1546. Son successeur, Bayinaung, qui règne de 1551 à 1581, poursuit l’entreprise fédératrice en mettant au pas le royaume des Shans, qui s’étend jusqu’à Inwa, leur capitale, et en prenant le contrôle du plateau oriental, qui forme l’actuel Etat shan, puis Chiang Mai, au nord du Siam, Ayutthaya, près de Bangkok, et poursuit sa marche conquérante jusqu’à Vientiane (actuel Laos). La Birmanie est alors le royaume le plus puissant du Sud-Est asiatique.

Konbaung, la dernière dynastie

En 1752, fondée par Alaungpaya le « Victorieux », naît la dernière grande dynastie, celle de Konbaung. D’origine modeste, petit seigneur de Shwebo, au nord d’Inwa, Alaungpaya refusait la tutelle des Shans comme celle des Môn qui, ayant mis fin à la dynastie de Toungoo, rivalisaient d’assauts guerriers pour s’approprier le contrôle du pays. Il prend la tête d’un mouvement populaire de révolte et finit par se faire proclamer roi.
Peu à peu, il parvient à reprendre les territoires qu’avait su réunir la dynastie de Toungoo, et ses successeurs, dont Bodawpaya (1782-1819), continuent son œuvre : c’est le troisième empire unifié de Birmanie. Sa suprématie se maintient jusqu’à l’annexion du royaume par les Britanniques.

Thabinshwehti, un roi chez les esprits

Thabinshwehti fut le premier monarque à s’attacher les services d’Européens dans ses conquêtes : des Portugais, égarés sur les axes du commerce maritime entre Malacca l’Indienne et Macao la Chinoise, vivant de piraterie en mer d’Andaman, se firent mercenaires à sa solde et l’aidèrent à assujettir les Môn. Thabinshwehti se prit alors à rêver du trône d’Arakan et des richesses du Siam. Ayutthaya vit la fin de ses exploits. Un prince rival lui assura que, dans la forêt proche, se trouvait un éléphant blanc, objet de toutes les convoitises royales. Attiré dans ce piège, Thabinshwehti y périt assassiné de la main du prince, à l’âge de 38 ans. Un seul destin attend un héros birman mort dans la violence : Thabinshwehti fut élu aux cieux des 37 nats. C’est assis sur une fleur de lotus épanouie, le sabre sur l’épaule, couronné et portant habit de cour, que le roi trône désormais parmi les nats dont on peut voir les effigies dans les pagodes.

Sur la route de Mandalay

Aux conflits qui, depuis plus de mille ans, opposent Môn, Birmans et Shans en une kyrielle de dynasties contemporaines les unes des autres, succèdent d’autres conflits, avec de « longs nez » venus d’Occident, cette fois. Avec les guerres anglo-birmanes se profile la colonisation du pays.

1824-1826 : premier conflit anglo-birman

Alaungpaya a pris, en 1757, le Manipur et l’Assam. En 1785, c’est au tour du roi Bodawpaya de regarder vers l’ouest : il s’empare de l’Etat d’Arakan, qu’il annexe à son royaume.
Ces avancées répétées des Birmans en terre indienne, alors sous tutelle de la couronne d’Angleterre, décident les Britanniques à intervenir. Le conflit est évité de justesse, mais, quelques dizaines d’années plus tard, les seigneurs d’Inwa récidivent. Entendant protéger les frontières de leurs possessions indiennes, mais n’étant pas parvenus à traiter avec le pouvoir en place, les Britanniques lancent leur flotte sur la baie du Bengale, en 1824, prennent le Tennasserim et marchent sur Rangoon et sur Pyay (Prome), qu’ils soumettent en 1825. Ils contraignent le roi Bagyidaw à signer le traité de Yandabo (1826), par lequel la Birmanie cède aux Anglais l’Arakan et le Tennasserim.

1852 : deuxième conflit anglo-birman

Brimades et humiliations de part et d’autre enveniment à nouveau la situation ; le traité de Yandabo, signé par Bagyidaw, est déclaré nul et non avenu par son successeur, sous le prétexte que ce n’est pas lui qui l’a signé, et, en 1852, éclate le deuxième conflit anglo-birman. Cette fois, les Britanniques s’emparent de la région de Bago et du delta de l’Ayeyarwaddy, isolant la cour birmane dans l’intérieur de ses terres et la privant de tout accès à la mer, prenant le contrôle des échanges effectués par voies maritime et fluviale.

1885 : troisième conflit anglo-birman

Le roi Mindon accède au trône en 1853, au lendemain du conflit. Il s’emploie à apaiser les relations avec les Britanniques, signant avec eux des traités d’échanges commerciaux et d’aide à l’industrialisation de son pays. Mais les conflits renaissent à sa mort, en 1878 : son jeune fils Thibaw, fortement influencé par la cruelle Supayalat, son épouse, mène une politique bien moins conciliante. Il signe un traité commercial avec les Français, dans l’espoir que ceux-ci l’aideront à bouter les Britanniques hors de basse Birmanie. C’est l’inverse qui se produit : en 1885, à la faveur d’un incident mettant en cause une compagnie britannique d’exploitation de teck, les Britanniques marchent sur Mandalay et s’emparent de la haute Birmanie. La Grande-Bretagne contrôle désormais la quasi-totalité du territoire. Thibaw est envoyé en exil en Inde : la Birmanie n’a plus de roi.

Le temps des colonies

Les Britanniques installent à Rangoon une administration coloniale. La Birmanie est rattachée à l’Empire des Indes, dont elle devient une « province ».

La mainmise économique

S’occupant des terres de haute et de basse Birmanie plus que des régions périphériques, qu’ils laissent sous le contrôle de chefs locaux, les Britanniques s’emploient à développer le potentiel économique de leur nouveau fief. Offrant déjà une riche production agricole, la plaine du delta de l’Ayeyarwaddy se voit encore mettre en valeur : les Britanniques augmentent les surfaces de rizières et leur rendement, et parviennent à faire de la nouvelle « province des Indes » le premier producteur mondial de riz. Ils développent également les exploitations minières, augmentent la production et l’exportation des rubis. Des compagnies britanniques s’approprient l’exploitation des forêts de teck et se lancent dans l’exportation du pétrole, dont la Birmanie possède de beaux gisements.

Le réveil nationaliste

Las du joug britannique qui bride les velléités d’autonomie, outragés par ces Occidentaux qui ont aboli une monarchie à laquelle ils étaient fort attachés, brimés par l’arrivée massive d’Indiens que les Britanniques favorisent à leur détriment, les Birmans s’organisent en des mouvements de révolte. Le sentiment nationaliste et anticolonial grandit.
Dans les années 1920, des grèves de protestation éclatent parmi les étudiants de Rangoon. Dans les années 1930, la récession économique exacerbe les tensions, et la colère gagne les milieux paysans.

Aung San, l’antibritannique

C’est en 1936 qu’Aung San, futur héros de l’indépendance, apparaît sur la scène politique. Il est alors âgé de 21 ans et, comme l’était sa famille, il est foncièrement hostile à la présence britannique sur le sol birman.
Aung San prend la tête du mouvement contestataire étudiant et des nouvelles grèves anticoloniales. Deux ans plus tard, à sa sortie de l’université, il devient secrétaire général de l’association nationaliste « Nous, les Birmans ».

Espoir déçu de liberté

Lorsque éclate la Seconde Guerre mondiale, la Birmanie se tourne vers le Japon pour chasser l’envahissant colon britannique. Vain espoir envers le frère asiatique : la tyrannie est plus lourde encore, et l’allié japonais, arrivé en Birmanie en 1942, se révèle vite être un nouvel envahisseur. Ses promesses d’indépendance ne sont guère crédibles, et c’est presque avec soulagement que les Birmans voient le retour des Britanniques avec les forces alliées, après la défaite du Japon, en 1945.
Aung San, devenu général (bogyoke, en birman), n’en continue pas moins sa lutte pour l’indépendance. S’étant rendu à Londres, il arrache finalement au Premier ministre anglais, le 27 janvier 1947, la promesse britannique de rendre à la Birmanie son indépendance dans les douze mois qui suivraient. Assassiné le 19 juillet 1947 avec six de ses camarades, le bogyoke Aung San ne devait jamais voir cette liberté à laquelle il avait consacré son existence. L’indépendance de la Birmanie est proclamée six mois plus tard, le 4 janvier 1948.

U Nu, premier Premier ministre

Le bogyoke Aung San aurait dû présider aux destinées de la toute jeune Union indépendante de Birmanie. C’est U Nu, du groupe des Trente Camarades fondé par Aung San, qui, en 1948, prend les rênes du pouvoir. Lourde responsabilité : le pays est déchiré par des dissensions ethniques, et l’économie sort exsangue de cinq années de guerre. Impuissant devant la complexité de la tâche, U Nu fait appel au général Ne Win, lui aussi ancien membre du groupe des Trente Camarades, pour le soutenir.

La démocratie en deuil

En 1962, Ne Win fomente un coup d’Etat militaire et s’empare du pouvoir, dont il écarte U Nu. Quarante ans plus tard, il tient toujours, en coulisses, les rênes du pouvoir, qu’il a officiellement transmises en 1992 au général Than Shwe et au Premier secrétaire Khin Nyunt. La Birmanie n’aura connu l’espoir de la démocratie que durant quatorze ans.

La loi des nombres

Dans un pays où les semaines ont huit jours, où les pagodes furent fondées du vivant du Bouddha, il est « logique » que magie des nombres et astrologie président aux plus graves décisions politiques… Le dictateur Ne Win a fait du chiffre 9 son chiffre fétiche : des billets de 45 et de 90 kyats apparaissent, et remplacent d’autorité les billets de 25, 35 et 75 kyats. Ces mauvais chiffres ne sauraient porter bonheur ni apporter fortune : ils sont démonétisés sans dédommagement, ruinant l’épargne d’une vie pour des milliers de paysans et de petites gens. En vertu du même fétiche, Ne Win choisit la date du 27 (2+7=9) mai (mois de sa naissance) 1990 pour que se tiennent les élections démocratiques. L’histoire suit une autre logique : la NLD remporte les élections à 81% des voix. Huit et un font neuf : fut-ce la raison pour laquelle Ne Win s’autorisa à annuler les résultats des élections et à conserver le pouvoir ?

Le 8-8-88

Si la répression des manifestations de la place Tien’an Men, à Pékin, a fait la une de la presse internationale en juin 1989, peu se souviennent que, moins d’un an auparavant, des événements similaires se déroulaient au cœur de Rangoon, devant la pagode Sule. En réponse au dictateur Ne Win, qui faisait du 9 son chiffre fétiche, les étudiants élisent symboliquement le chiffre 8 en choisissant la date du 8 août 1988 pour lancer une manifestation d’envergure en faveur de la démocratie. Les vertus du chiffre ne tiennent pas devant les armes à feu, et la répression militaire conduit au bain de sang : 3 000 à 5 000 morts selon les estimations, et autant de personnes jetées sous les verrous.

Un prix Nobel assigné à résidence

Au lendemain des massacres, Aung San Suu Kyi prend la parole devant 500 000 personnes rassemblées à la pagode Shwedagon, pour réclamer un gouvernement démocratique. En vain : à la faveur d’un nouveau coup d’Etat militaire, les dirigeants instaurent le SLORC (State Law and Order Restoration Council) : la répression contre les partisans de la démocratie se fait sans merci. Aung San Suu Kyi, qui a fondé, le 24 septembre 1988, la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), se voit assignée à résidence dans les mois qui suivent. Il faudra la pression de l’opinion internationale, assortie de menaces économiques, pour y mettre fin, six ans plus tard, en 1995.
La liberté n’est que provisoire. À nouveau placée en résidence surveillée en 2001, Aung San Suu Kyi est « définitivement libérée » en mai 2002... pour 12 mois à peine. En mai 2003, inquiètes du succès populaire des rassemblements politiques qu’elle organise en province, les autorités militaires provoquent un incident lors d’une réunion de la LND à Monywa. Arguant de la nécessité d’assurer la sécurité de la Dame de Rangoon, ils l’enferment à Insein, la prison politique de Rangoon, avec 70 membres de son parti. Depuis, son état d’arrestation est prolongé de 6 mois en 6 mois par les autorités et Aung San Suu Kyi passe de maison d’arrêt en résidence surveillée, sans téléphone ni possibilité de communiquer librement avec l’extérieur.

La capitale déménage

Remue-ménage à Rangoon fin 2005 : la capitale déménage. Le gouvernement commence à transférer les ministères clefs vers Pyinmana, à quelque 400 km au nord de Rangoon, sur la route de Mandalay ; tout près de la bourgade, une ville nouvelle sort de terre, à grand renfort de ciment et de larges avenues. Elle prend le nom de Naypyidaw, la "résidence des rois." En février 2006, Naypyidaw est officiellement la nouvelle capitale du Myanmar. Les raisons de cette brusque mutation restent obscures. Le porte-parole de la junte affirme que Naypyidaw, plus au centre du pays, est une capitale plus légitime que Rangoon. Journalistes et politologues, eux, soupçonnent la peur d’une invasion américaine par le détroit de l’Ayerwaddy. D’autres analystes voient là une manière de contrôler de plus près les minorités ethniques rebelles shans, chins, karens, etc. des zones frontalières. La thèse d’un conseil des astrologues attitrés du chef du régime n’est pas non plus à exclure : les militaires renoueraient ainsi avec les vieilles traditions royales de Birmanie, qui veulent que l’on fasse entrer son nom dans l’histoire en fondant une nouvelle capitale, et que les décisions politiques majeures se fassent sur les prédictions lues dans les astres...
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