Perdues aux limites du monde connu, les îles Fortunées vivaient sans faire parler d’elles, habitées par des hommes préhistoriques. Un conquistador français aborda leurs rivages au début du XVe siècle et, depuis, la destinée de ces terres lointaines se lie étroitement à celle de l’Europe.
Les dernières terres émergées du monde
A l’époque de la Grèce antique, Homère et Hesidio parlent d’îles qui se trouveraient plus loin que les « Colonnes d’Hercule » (Gibraltar) et qu’ils baptisent « les Hespérides » ou « les Champs Élysées ». Ces îles, probablement les îles Canaries, sont considérées comme un paradis sur terre, notion étroitement liée à la mythologie grecque, mais aussi comme les dernières terres émergées du monde. Ptolémée, père de la géographie moderne, situa le premier méridien sur l’île d’El Hierro.
Plus tard, Pline, éminent naturaliste romain du Ier siècle, parle des îles Fortunées et raconte l’histoire d’un général carthaginois qui aurait aperçu une montagne blanche et très haute, au loin, lors d’un voyage sur l’Atlantique. C’était sûrement l’imposant pic du Teide.
Durant le Moyen Âge, les embarcations ne s’aventurèrent jamais à pénétrer dans l’Atlantique, appelée « mer ténébreuse ». Les marins croyaient que ses eaux étaient infestées d’énormes dragons qui rendaient la navigation très dangereuse…
Les premiers découvreurs
Organisés par des commerçants, venant pour la majorité des bords de la Méditerranée, les premiers voyages vers les îles Canaries se firent vers la fin du XIIIe siècle. Les pionniers furent les frères Vivaldi, grands marchands génois. Entre 1320 et 1339, l’Italien Lancelotto Malocello accosta sur Lanzarote et lui donna son nom. Vers 1344, Luis de la Cerda, parent des rois de Castille, attiré par ces îles dont tout le monde parle, demande au pape Clément VI de rédiger une bulle le nommant « Prince des îles Fortunées ». Lui-même se proclame pompeusement « Prince de la Fortune »… Malgré tous ces titres, il ne vint jamais sur « ses » îles.
Une autre incursion sur Lanzarote fut menée par Martin Ruiz de Avendano. La petite histoire raconte qu’il aurait eu une fille avec Faina, femme de Zonzamas, roi indigène de Lanzarote.
Les expéditions européennes vers les îles
Au XIVe siècle, un ouvrage de géographie universelle, Le Livre de la connaissance, nomme et localise les îles, pour la première fois, assez clairement : Gresa (Graciosa), Lanzarote, Alegranza, Fuerteventura, Canaria, Tenerefiz, Gomera, Lo Fero (El Hierro), Aragavia (La Palma).
A cette époque, en Europe, la main-d’œuvre est décimée par les guerres incessantes et les épidémies ; beaucoup de marchands se dédient au trafic d’esclaves et les expéditions aux Canaries ont pour but la capture des aborigènes. Cette activité continuera pendant de nombreuses années, constituant un des principaux revenus des conquérants. L’autre raison économique qui amène les commerçants à se rendre sur les îles est le ramassage de l’orseille. Utilisée pour la fabrication de teintures, elle offrait grande opulence à ses détenteurs.
Les motivations politiques sont aussi très importantes. A partir du XIIIe siècle, sous les règnes d’Alfonso IV et d’Henri le Navigateur, les Lusitaniens décident d’incorporer à leur couronne tous les archipels de l’Atlantique depuis les Açores jusqu’au Cap-Vert. Ainsi, ils envoient une expédition, menée par le Florentin Angiolino de Tegghia, afin de rassembler des informations sur les îles Canaries.
La civilisation primitive des Guanches
Quand les navigateurs européens arrivèrent aux Canaries, ils trouvèrent des tribus d’hommes préhistoriques appelés les Guanches. Société primitive, essentiellement formée de bergers, ils vivaient principalement sur les hauteurs, dans des grottes ornées de peintures géométriques aux couleurs rouge, noir et blanc.
Les îles étaient divisées en territoires en fonction des besoins des bergers et chaque territoire avait son conseil, qui rendait la justice sur le tagoror, petite place ronde entourée de sièges de pierre. Les peines et châtiments pouvaient varier d’une île à l’autre : à Grande Canarie, les juges étaient réputés pour leur sévérité et ceux de Ténérife pour leur mansuétude.
Le chef était entouré de toute une hiérarchie : nobles, chefs de clans, chasseurs ; les femmes étaient chargées de décorer les grottes, gérer le stockage du grain et fabriquer les poteries usuelles ainsi que celles destinées aux cérémonies religieuses.
Les îles n’étaient pas placées sous une autorité unique, mais plusieurs tribus obéissaient à leurs chefs respectifs. Cependant, en cas de danger commun, tous les rois se mettaient sous les ordres du plus puissant d’entre eux.
Les rites funéraires constituent l’aspect le mieux connu de la civilisation guanche. Seuls les nobles avaient l’honneur d’être momifiés, les autres étaient simplement recouverts de blocs de lave. Les corps, une fois lavés et débarrassés de leurs viscères, étaient séchés au soleil le jour et au feu de bois la nuit. Oints d’huile de mouton puis enveloppés dans un fin linceul de peau, les momies étaient rassemblées dans des grottes, posées sur une plateforme en bois afin de ne pas être en contact avec le monde des vivants.
A la conquête des îles
La première conquête est réalisée par Jean de Béthencourt, qui obtient la soumission des îles de Lanzarote, Fuerteventura, El Hierro et La Gomera. La deuxième a lieu sous le règne des rois catholiques, avec la subordination des îles de la Grande Canarie, La Palma et Ténérife.
Le Normand Jean de Béthencourt réussit à armer quelques embarcations et part avec deux cent cinquante hommes et son ami Gadifer de la Salle. Des moines, Bontier et Le Verrier, seront les chroniqueurs de l’expédition. Le départ s’effectue de La Rochelle en 1402. Après un long voyage, la flotte accoste sur l’île d’Alegranza, puis à Lanzarote. Ils sont bien accueillis par Guadarfia, le roi guanche de Lanzarote, qui offre ses services à Béthencourt en échange de sa protection.
Lors d’incursions à Fuerteventura sera découverte la région la plus peuplée et la plus riche : Rio de Palmas, où Béthencourt fondera Betancuria.
Bien vite il se rend compte que ses hommes ne sont pas assez nombreux pour pousser plus loin ses investigations. Laissant Gadifer de la Salle en charge de ses troupes, il part en Espagne demander de l’aide au roi Henri III de Castille.
Durant son absence, Gadifer de la Salle doit faire front à de graves difficultés telles que le manque de vivres et une rébellion de son armée à Lanzarote.
En 1404, il revient d’Espagne avec de nouvelles troupes et de nouveaux droits tels que celui de frapper monnaie et de se réserver le cinquième de la valeur des marchandises qui sortiront de l’île. Son importante armée déconcerte les rois guanches de Jandia, Guise et Ayoce. Voyant que la lutte est devenue impossible, ils décident de se rendre et acceptent même de se faire baptiser par les moines normands.
Béthencourt entreprend alors la conquête de la Grande Canarie mais il doit rembarquer précipitamment à cause de la furieuse attaque défensive des habitants. Il se dirige ensuite vers La Palma, où il échoue également. De guerre lasse il part pour soumettre El Hierro et y arrive sans trop de mal avec l’aide d’un aborigène de l’île, Augeron : ancien prisonnier et parlant la langue des conquérants, il deviendra le négociateur.
Béthencourt repart en Europe avec l’intention d’obtenir un évêché pour son territoire canarien et laisse, comme gouverneur dans l’île, son neveu Maciot de Béthencourt. Mais il ne revient pas et meurt dans sa Normandie natale en 1425.
A ce moment la situation devient extrêmement complexe : Maciot de Béthencourt, peu fortuné, cherche à vendre l’archipel au plus offrant, d’abord à la Castille, puis à son ennemi, le Portugal.
Flottes portugaises et espagnoles se disputent le territoire
Henri le Navigateur souhaite conquérir les bases territoriales qui jalonnent la route de ses navires en chemin vers l’Afrique du Sud. La Castille se doit de posséder une enclave dans l’Atlantique. Les deux parties revendiquent leurs droits et se livrent bataille au large des côtes. L’Espagnol Hernan Peraza finit par pacifier définitivement Lanzarote suivie, en 1440, de El Hierro et La Gomera.
Les îles « fertiles », Grande Canarie, La Palma et Ténérife, sont convoitées par les deux pays. C’est finalement en 1478 que, soutenu par Isabelle la Catholique, Juan Rejon finit par soumettre Grande Canarie après de nombreuses batailles sanglantes et acharnées. Ce n’est qu’en 1492-1493 qu’Alonso de Lugo fait plier les farouches guerriers de La Palma suivis en 1494 par ceux de Ténérife.
La Castille règne enfin sur l’archipel canarien après une épopée guerrière qui aura duré près d’un siècle.
Sur la route du nouveau monde
Castillans, Catalans, Portugais ou Flamands envahissent les Iles Fortunées, qui méritent bien leur nom ; la vigne et la canne à sucre s’y acclimatent parfaitement, apportant richesse et prospérité aux descendants des premiers conquérants qui se sont octroyé les terres.
Dès 1492, Christophe Colomb en route pour le nouveau monde s’y arrête ; à partir du XVIe siècle les Canaries deviennent l’escale obligée des navires espagnols en route pour les Amériques. Les cales sont chargées d’or et de bois précieux. L’archipel se transforme en passerelle entre le Vieux et le Nouveau Monde.
Le passage de tous ces navires est le début d’une longue épopée d’émigration entre l’archipel et le continent américain.
Richesse et prospérité attirent les pirates
Sur la route des épices et celle du Nouveau Monde, l’archipel regorge de richesses chargées sur tous les navires qui y font escale. Les nombreux pirates qui écument les côtes africaines pour se livrer au trafic d’esclaves convoitent tous ces trésors. Drake Blake, le plus fameux d’entre eux, et bien d’autres encore tentent de s’implanter dans les îles en ravageant les villes, mais aucun ne réussit à vaincre la tenace résistance des Canariens. En 1522, Juan Florin parvient tout de même à s’emparer d’une partie du trésor de Montezuma, envoyé par Cortés à Charles Quint.
Pour lutter contre ces invasions, les Espagnols construisent de nombreux fortins qui n’empêchent pas les opulentes cités canariennes d’être fréquemment pillées et incendiées, obligeant les habitants à se réfugier vers l’intérieur des terres.
Une période de prospérité puis de déroute
Au lendemain de la conquête, la canne à sucre est la première ressource économique de l’archipel.
Les rares survivants guanches et des esclaves africains travaillent dans les plantations. Malheureusement, le rendement est faible et, au XVIe siècle, le prix du sucre canarien devient prohibitif face à celui des Antilles et du Brésil. Beaucoup de planteurs décident de s’orienter vers la production du vin, qui devient jusqu’au début du XVIIIe siècle le produit le plus exporté. Le cépage Malvoisie, originaire des îles de la mer Egée, s’acclimate bien ; il est particulièrement apprécié des Anglais qui s’en assurent le monopole.
De 1701 à 1704, la guerre de succession d’Espagne affecte le trafic maritime, faisant perdre aux négociants leur principal client, l’Angleterre, qui en profite pour signer avec le Portugal le traité de Methuen, en 1703, s’engageant à acheter le vin de Madère.
Il est urgent de chercher d’autres débouchés. Des mûriers sont plantés pour l’élevage des vers à soie et la cochenille est importée du Mexique pour produire de la teinture.
Au milieu du XIXe siècle, la banane canarienne devient la planche de salut pour l’agriculture de l’archipel. Elle envahit le marché mondial jusqu’en 1914, où la chute dramatique des prix entraîne un grave recul économique.
Les Canaries contemporaines
Jusqu’en 1927, Ténérife était la capitale de tout l’archipel. La Grande Canarie et son port de Las Palmas prennent une importance grandissante car ils savent s’adapter à la navigation moderne et Ténérife est obligée d’accepter le partage de l’archipel : les Canaries orientales avec Lanzarote, Fuerteventura et la Grande Canarie, les Canaries occidentales avec Ténérife, La Gomera, El Hierro et La Palma.
Berceau de la guerre civile espagnole, Franco fomenta son coup d’Etat depuis Ténérife, où il avait été assujetti à résidence. Il se montra reconnaissant envers ces îles en leur octroyant un régime fiscal spécial et en y lançant un vaste programme d’investissement.
Les autorités profitent de cette aide pour suppléer à la monoculture de la banane en encourageant de nouvelles productions, telles que tomate, pomme de terre, tabac …
Le déclenchement de la guerre civile et l’établissement de la dictature par Franco remet à plus tard le grand rêve canarien d’une autonomie face au pouvoir espagnol.
Un vent de liberté souffle à la mort de Franco, en 1975. Un groupe de séparatistes milite pour chasser les Espagnols du continent et, de 1976 à 1978, l’archipel doit faire face à une vague d’attentats contre les symboles de la métropole.
Depuis le XIXe siècle, époque où les Britanniques fréquentent assidûment l’archipel, le tourisme n’a cessé d’augmenter. L’apothéose de l’engouement remonte aux années 1950.
Les îles se dotent peu à peu d’aéroports capables d’accueillir un grand nombre d’avions et de passagers. Les villes et villages existants n’ont pas la capacité d’accueil nécessaire ; qu’à cela ne tienne, des villes nouvelles regroupant de grands complexes touristiques sont créées.
Le tourisme représente aujourd’hui la principale ressource des Canaries. Malgré le flot incessant de visiteurs, les îliens ont su préserver leur patrimoine et leurs traditions. Les fêtes religieuses sont célébrées par la majorité de la population, l’attachement au folklore reste essentiel et l’artisanat est sans cesse revalorisé.